Alger/Anderlecht : deux abattoirs en ville

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Alger-Bruxelles / Le Ruisseau – Cureghem

Aujourd’hui, les abattoirs encore en fonctionnement en plein centre ville se comptent certainement sur les doigts de la main. Celui de Cureghem (Région bruxelloise) et celui du Ruisseau (Wilaya d’Alger) partagent-ils une histoire et une situation comparable dans leurs villes respectives? Une histoire d’abattoir en ville racontée par une rencontre avec Hassen Ferhani, réalisateur de « Dans la tête un rond-point (2015), documentaire qui installe sa narration dans l’abattoir du Ruisseau et et Lamine Ammar-Khodja, réalisateur d’un autre documentaire « Bla Cinéma » (2015), tous deux de passage à Bruxelles l’hiver dernier. 

Pour peu que leur architecture en valent la peine, la plupart des abattoirs construits avant la deuxième guerre mondiale ont été reconvertis en équipements culturels ou artistiques. La Villette à Paris, les abattoirs du Testaccio à Rome, les abattoirs de Casablanca, de Lyon, de Mons, de Namur, de Toulouse accueillent aujourd’hui de nombreux visiteurs de musées, amateurs de musique ou de théâtre…

« Dans la tête un rond-point » de Hassen Ferhani nous a fait découvrir l’abattoir du Ruisseau – situé dans un quartier anciennement industriel d’Alger (Kouba pour moi c’est Hussein Dey et Kouba est au-dessus/Hussein Dey). Nous avons rencontré Hassen Ferhan, son réalisateur et Lamine Ammar-Khodja (Bla Cinema) de leur passage à Bruxelles à l’occasion d’une programmation de cinéma Algérien (Filmer à Tout Prix, Nova et Petit Ciné). Le documentaire de Ferhani nous installe dans l’intimité du lieu, de ses travailleurs, dans une espèce de respiration très lente, celle d’un travail demeuré très artisanal et qui permet à ses acteurs de réserver du temps à la poésie.

Cureghem et « le Ruisseau », séparés par la Méditerranée mais tous deux inclus dans le tissu urbain, partagent-ils une histoire et une situation comparable dans leurs villes respectives? 

Comment Hassen Ferhani a-t-il filmé les abattoirs qui, à Alger sont apparemment, autant des lieux de travail que des lieux de vie? 

Filmer un abattoir 

Cataline Sénéchal : Pourriez-vous me décrire l’abattoir que vous avez filmé? Sa place dans la ville d’Alger? Ses connections à la ville?

Hassen Ferhani (H. F.): Il est situé dans la proche périphérie du centre. Alger comporte trois grands Oueds (vallons /rivières). Il est sur l’oued Kniss dans le quartier du Ruisseau. Fin du XIXe siècles, les usines s’y sont construites parce qu’il y avait de l’eau. C’est là aussi qu’était installée la fabrique de monnaies – et c’est encore le cas aujourd’hui. Il y avait le Mont de Piété, parce qu’on devait y laver le linge, et les abattoirs. 

Lamine AMMAR-KHODJA (L.A.-K.): Et la mer est tout à côté, donc, tout se déversait dedans. 

H. F.  : C’est donc le vieux quartier prolétaire d’Alger. Aujourd’hui, ces usines ont presque toutes disparues. Il ne reste que l’abattoir.

Lamine AMMAR-KHODJA : A l’époque coloniale, c’était le début de la banlieue ouvrière, avec celle de El Harrash. 

(Cataline Sénéchal) L’abattoir est donc toujours en fonction? 

H. F. : Oui. C’est toujours un abattoir. 

Dans plusieurs articles écrits à l’occasion de la sortie de ton film, j’avais pourtant  lu qu’il était fermé ou allait fermer. 

H .F. : Oui, mais il est encore là.

Qu’est-ce qui vous a donné l’envie de le filmer ?

H. F. :  Je suis du quartier, je suis né pas très loin, je connais le lieu depuis tout petit. Ensuite, j’avais envie de faire un film avec des ouvriers. Il y a très peu de films qui s’intéressent au milieu ouvrier en Algérie. Après, ce fut la rencontre avec des hommes, avec un lieu, avec un parcours et l’envie de faire du cinéma. La somme de plusieurs raisons, donc. 

Et les menaces de fermeture? 

H. F.: Oui, elles ont joué mais plus indirectement. En réalité, cela fait dix ans qu’on nous parle de la destruction des abattoirs. Le terrain est destiné à la construction d’une nouvelle Assemblée nationale à leur place. Entre temps, la Ministre de la Culture, avec l’aide de quelques artistes…

L. A-K. : …a tenté de le faire classer « monument de l’Unesco » pour récupérer le lieu et en faire des friches culturelles et artistiques. 

H. F. : Sauf que la procédure de classement a été annulée en raison du décret qui avait attribué le terrain à l’Assemblée nationale. Tu sais, lorsque quelqu’un a envie de récupérer un lieu, il peut utiliser la force mais aussi un autre outil: l’oubli. Dire que ce lieu n’existe pas. Pour les abattoirs, une rumeur est partie : « ce lieu n’existe pas ». Et la Ministre, elle-même ne savait pas qu’ils existaient encore. Or, l’activité est continue, les ouvriers continuent à travailler. Rien ne s’est jamais arrêté. Il y a comme eu une vague de rumeurs et les artistes ont signé la demande de classement. Moi pas. Et je me suis demandé : savent-ils seulement qu’il y a des gens qui travaillent là? Ils veulent démolir…

L. A-K.: …alors qu’il y a des gens qui nourrissent des familles grâce à ce travail. 

Filmer le travail  

Combien de temps êtes-vous restés aux abattoirs? 

H. F. : Deux mois et demi. Soixante heures de rush. 

Au bout de deux mois et demi, vous faisiez partie des murs… 

H. F. : Non! Je rejette cette phrase. Si tu fais partie des murs, tu deviens insignifiant, tu es insignifiant. Il y a quelque chose qui doit se jouer entre le filmé et le filmeur, entre l’auteur et la caméra.  Il y a quelque chose qui se joue dans cet espace. 

Dans les films qui se tournent dans les abattoirs européens, on voit rarement les hommes en entier. Souvent la camera se focalise sur leurs gestes, leurs mains. On voit aussi rarement l’animal en entier. Dans ton film, c’est le contraire. Il laisse par voir par exemple une longue séquence sur la mort d’un animal. 

H. F. : En Europe, j’ai remarqué quelque chose de l’ordre de la fascination pour le travail en abattoir ou en boucherie. Dans mon film, la fascination se porte plutôt sur la poésie, sur les réflexions. On voit le travail mais il arrive en deuxième lieu. Je peux comprendre la démarche des autres réalisateurs avec un regard sur la répétition dans les films sur les abattoirs en France. Là, sur les chaines d’abattage, tous les gestes sont calculés.  En Algérie, c’est différent. Chaque bête…

L. A.-K. : …est une entité à part entière. 

H. F. : …avec son histoire. Elle vient de….

L. A.-K. : …de Gda, Smeira. C’est pas uniformisé. Les gens ont un rapport avec elle. L’homme abat une bête, il se retire après. Tu as l’impression qu’il se recueille. Il lui accorde du temps. On est pas la temporalité des abattoirs modernes, à l’européenne, où le temps compte énormément, car il faut en abattre le maximum en un minimum de temps.  A l’abattoir du Ruisseau, l’abatteur sait qu’il n’y aura trois bêtes à abattre, pas plus. Lui, il a toute la soirée. Il va prendre son temps. Il va travailler la chose à sa manière, selon son métier. Le travail n’est pas aussi mécanisé. 

Du coup, vos images ont une profondeur de champ qu’on ne retrouve pas forcément dans les documentaires sur les abattoirs en Europe.  

H. F. : Oui… c’est filmé autrement. Je m’intéresse aux moments d’entre-d’eux. Je ne me fixe pas sur le  moment de l’abattage mais sur les moments de répit entre deux bêtes, ces moments où les ouvriers se livrent, où ça discute. 

Parce que ces moments-là existent. Dans les abattoirs industriels, ce n’est plus le cas. 

H. F. : Oui, là-bas, leurs pauses sont calculés à la seconde près. 

Filmer un lieu de vie 

Dans votre film, il y a cette scène, avec le boeuf, tiré par une corde.

L. A.-K.: la scène du match de foot?

Oui. L’abattoir a l’air d’être un lieu où les gens habitent. Vous présentez quelques personnages qui ont l’air d’être installés-là.

H. F. : C’est  parce qu’ils vivent tous là. Les protagonistes du film vivent tous à l’intérieur de l’abattoir.  

Donc, il y a une dizaine de personnes qui habitent à l’abattoir?

H. F. : Plus, bien plus. Une cinquantaine, cent personnes. Je ne peux pas chiffrer ça…

L. A.-K. : Il est impossible de donner un chiffre car il y a des allées et venues, mais il y a plus de cinquante personnes qui habitent sur place. 

Tous des hommes seuls ? Il y a aussi des familles? 

H. F. : Des hommes. Ils vivent tout seuls. Certains sont mariés mais ils sont là, seuls. La particularité de cet abattoir, c’est que les ouvriers viennent surtout de l’intérieur du pays, ce sont rarement des gens d’Alger. Il viennent de plus de 500 km, de l’Est, de l’Ouest. Depuis des générations, le métier s’est transmis. Pour ne pas s’embêter à retourner chez eux, car c’est très compliqué, pour ne pas louer des appart’s, car c’est trop cher, ils ont squatté des anciennes écuries. 

L. A.K. : Beaucoup sont originaires de Setif. C’est une grande ville où il y a une tradition de travailleurs de la viande.

Cet abattoir appartient à la ville d’Alger. L’installation des ouvriers pose-t-elle problème à la Wilaya? 

H. F. : Elle laisse faire car comme je te l’ai dit plus tôt, ce lieu est voué à disparaître.

L. A.-K. : Ils ne veulent pas le reconnaître comme lieu.  

C’est une occupation tolérée?

L. A.-K. : C’est ça. 

H. F. : Le bâtiment appartient à la préfecture. Les carrés (d’abattage) sont gérés par des privés. Généralement, ce sont de vieilles familles. Chaque carré représente une vingtaine de crochets, à peu près. Ils le louent pour pas grand chose à l’Etat. Ils font bosser des égorgeurs, des dépeceurs. Ce sont des privés qui bossent pour des privés.  La marchandise est mise en frigo et le lendemain, elle est vendue au marché. Et là, le particulier, le boucher, le grossiste vient acheter la viande. 

L. A.-K. : Il y a plein de gens du quartier qui viennent aussi faire leurs courses de viande le matin directement sans passer par un boucher.

Comment le métier de la viande est-il perçu par les algérois? 

A. F. : Comme un métier comme un autre. Peut-être que ce n’était pas le cas avant. Mais aujourd’hui, ça a changé. Aujourd’hui,  il y  a pas mal de monde qui aurait envie de marier sa fille à un boucher. 

L. A.-K. : Le métier est accepté. Il n’est pas méprisé. À l’abattoir, tu apprends un métier. J’ai été fasciné par l’idée que les gens apprennent des métiers différents d’une année à l’autre. Et dès qu’ils maîtrisent plusieurs métiers, ils peuvent aspirer à ouvrir leur commerce. Ils prennent de la viande de là-bas pour la vendre ailleurs. Il y a comme un système de débrouillardise : dès que tu as assez de contacts,  dès que tu te mets à connaitre  tout le monde et à maitriser assez des métiers, tu peux te frayer un chemin. Tu peux tracer ta route.

POUR ALLER PLUS LOIN

Les abattoirs du Ruisseau ont été conçus et inaugurés en 1928 par l’administration coloniale française dans le quartier industriel d’Hussein Dey (aussi proche de la manufacture de Tabac transformée en école de la gendarmerie)  en remplacement d’un autre bâtiment considéré comme trop près du centre. Situé à la confluence des quartiers de Kouba et Hussein Dey, sa configuration est semblable aux anciens abattoirs de Rome (1888 – 1975) – peut-être parce que son architecte Jean Bevia (1873-1934), formé à l’École des beaux-arts d’Alger, architecte du Gouvernement général de l’Algérie, était aussi passionné de culture latine et a enseigné à l’École d’art industriel de Mustapha. Il s’agit d’une organisation en pavillons, disposés de plain-pied, avec des salles de découpe, d’abattage (carré) et d’étables organisés autour d’une cour centrale. Promis à la démolition, il nourrit et abrite les gens qui y travaillent et ceux qui y achètent de la viande. Toutefois, il existe en dehors de tout investissement par son actuel propriétaire et gestionnaire, la Wilaya (département) d’Alger.  Et il y a peu, la Ministre de la Culture a tenté une procédure de classement pour en faire une friche culturelle et artistique. Selon Hassen Ferhani, « Lorsque quelqu’un a envie de récupérer un lieu, il peut utiliser la force mais aussi une autre forme de pouvoir, l’oubli. Dire que ce lieu n’existe pas. » Et cela semble le cas de l’abattoir du Ruisseau. Pourquoi? Parce que depuis de longues années, Alger souhaite y  installer l’Assemblée populaire nationale, le Congrès, une bibliothèque, une mosquée sur une large esplanade dont le parvis se prolongerait par une marina. Leur destruction a été approuvée par le gouvernement en 2011. Le projet a été confié au Bureau Architecture Méditerranée, bureau composé d’architectes français.  Il fait partie du Plan directeur d’aménagement et d’urbanisme (PDAU) de la Wilaya d’Alger. Après avoir feuilletté la documentation, on aura tendance à dire que l’aménagement des villes, d’un côté ou de l’autre de la Méditerranée, semble employer invariablement les mêmes recettes : aménagements en promenade des côtes débarrassées des activités portuaire, installation de pôles administratifs et culturels dans les anciens quartiers industriels et destruction de l’habitat populaire.  À Alger, les pouvoirs publics algériens abattent progressivement les bâtisses anciennes des abords directs de l’abattoir. En février 2018, plus de 200 familles ont ainsi dû partir du quartier. La moitié aurait été relogée dans des logements sociaux (Alger possède un parc élevé). Et les autres familles?